Je suis arrivée chez vous
Publié le 18 Juillet 2008
C'était l'été 68, mais pas de pavés, la montagne. Ma chère montagne qu'il me fallait quitter. Et la route, la longue route à pleurer... C'est un nouvel air à respirer, la composition en est différente, la texture, la couleur... comment vais-je le faire rentrer dans mes poumons ?
Ma bulle. Je ne comprends rien. Ils ne me comprennent pas. Ils sont là à dessiner des e e e e e e e e e sur un papier... moi je sais déjà lire et écrire (depuis deux ans), même faire des divisions à deux chiffres... mais je ne parle pas leur langue, et eux pas la mienne.
Alors, les récrés, je les passe assise sur l'herbe, seule à ne pas pouvoir (ni vouloir) communiquer...
Qui dira la douleur de l'enfant bulle ? bulle de savon, bulle abandonnée au vent...
Toujours ça me restera ça... ma langue est différente... on aura toujours du mal à me comprendre... T'es un peu bizarre, t'as un accent un peu "précieux" on dirait... tu fais un peu... "snob", tu t'exprimes de manière un peu compliquée, pourtant, on ne dirait pas que tu es étrangère, ça ne se voit pas que tu es "portugaise" (ça, généralement quand on me le dit, ça se veut un compliment).
Alors, le seul moyen d'exister, c'est de "lutter", d'apprendre leur langue, vite. Toute seule, comment ? Je n'en sais rien... apprendre c'est tout. Ingurgiter les règles de grammaire, parfaire la connaissance de leur idiome... autant qu'eux, aussi bien que les meilleurs d'entre eux.
En six mois c'était fait, dans la douleur certainement. En deux ans je maîtrisais parfaitement leur système scolaire, le monde inconnu où l'on m'avait débarquée. Très vite je me fis mal voir de mes petits camarades... j'étais la "bonne élève", celle dont le maître disait : "elle connaît mieux votre langue que vous". J'ai appris à être détestée, ou admirée... j'ai survécu.
Pour le reste... rien ne pourrait me rendre Mila, l'amie laissée là-bas... à jamais perdue de vue. Les chemins au bord des ruisseaux, les rires, les fêtes, l'insouciance d'être chez soi... Désormais, je devais décrypter le monde.
Puis, j'ai découvert la liberté. Votre liberté. Celle de mai, celle des idées, celle de la pensée... La littérature, Rimbaud, Baudelaire, Queneau, Rousseau et ses rêveries, mes nouveaux univers, mes pays. Vos chanteurs à texte, Brassens, Boby Lapointe, François Béranger, Areski, Fontaine et Higelin, Barbara... ceux plus légers, Julien Clerc, Sheila et Claude François.
J'ai aussi fait l'apprentissage de votre culture, vos valeurs, je me suis nourrie de vos paysages, la Bourgogne, Aigues Mortes, La Normandie, les Cévennes (mes chères Cévennes), et la Picardie (la belle forêt de Retz, et Longpont où j'ai laissé tant de souvenirs). Avant tout, la plus belle région : mon Ile de France, où j'aime randonner... Je suis plus vous que vous-mêmes... Je sens sous mes pores votre histoire, vos contradictions ; vos défauts sont devenus les miens, et je râle... et je lutte pour mes droits, pour la liberté, pour l'esprit des Lumières... je défends ce qu'ici j'ai trouvé : un nouveau pays.
Maintenant, c'est même devenu ma spécialité... j'enseigne votre langue et votre culture aux étrangers.
Alors, bien sûr, toujours vous me trouverez un peu "spéciale"... mais qu'importe, je vous aime trop pour vous en vouloir, et même, je vous l'avoue, j'aime ne pas être totalement comme vous.
Photo : (c) Haggis Chick via Flickr
article d'abord publié sur le site de Ladies Room le 17 juillet 2008.