Le bel amant (8)
Publié le 15 Août 2008
Bruno ouvrit la porte de son bureau, s'installa face à son écran multidimensionnel qui flottait dans l'espace, oui, mais il fallait quand même le piloter un minimum. Bon, ce serait le grand soir, et pour lui seulement celui où il devait "récupérer" ses enfants pour, donc, 4 semaines... mais pour le pays, c'était fichtrement plus important. Des milliers, des milliards d'yeux seraient fixés sur Paris ce soir-là. La Maire, dans son bel habit de lumière, allait faire apparaître sur la capitale la première montagne "virtuelle" de tous les temps.
Depuis 5 ans on avait réussi à mettre tous les humains en réseau, partout sur terre, chaque jour, chaque personne pouvait (devait) se relier au "Central", un méga-giga-archi-énorme cerveau planétaire. Il suffisait pour certains, les moins sollicités par le système, de juste placer leur phalange sur le clavier, on savait ainsi qui ils étaient (et depuis combien de générations...), où ils se trouvaient précisément à l'instant x, leur état de santé, on pouvait même, avec les dernières techniques, déterminer ce qu'ils avaient fait la veille (activité sexuelle, abus de substances, nombre de calories ingérées, temps de sommeil, activité cérébrale "éveillée" : agitée, révoltée, intellectuelle, docile, "normale"...). Pour ceux qui étaient considérés comme plus "actifs", un site était créé qu'ils devaient mettre à jour quotidiennement, avec photos, vidéos, activités "essentielles" faisant part de leur "vécu" commenté. Les gens s'étaient peu à peu habitués (grâce aux émissions télé des années 2000 dites de "réalité") à être filmés, à vivre en étant surveillés jusque dans leur intimité. Il n'y avait plus besoin de caméras, le réseau faisait tout. Tout était enregistré, répertorié, suivi. Au petit déjeuner, on se connectait, phalange, mise à jour des données (en répondant aux questions du système : les incohérences, les inconnues), photos, vidéos à l'appui de ses dires (on passait son temps à se filmer). J'étais chez Marcel, voilà les photos, on a beaucoup bu (re-photos et phalange le prouvant), enregistrement vidéo, retour chez moi vers 3h du matin (pas de photos, j'étais trop fatigué(e), mais l'empreinte digitale sur la tablette de ma porte d'entrée (filmée aussi) devrait suffire).
Les "élus", les experts, ceux qui participaient au traitement des données, et à la reprogrammation du système, étaient tenus de fournir, en plus des informations sur leurs activités journalières, des contre-expertises faites par les casques numériques dernière génération. Il leur suffisait de se placer face à l'éclan 3 D, de poser leurs paumes sur le clavier, à l'endroit prévu à cet effet, tout en étant reliés au "Central" par un casque. Les paumes pouvaient depuis 2016 être lues numériquement (les lignes de la main n'avaient plus aucun secret depuis que Mistelli avait réussi à les interpréter grâce à un recoupement révolutionnaire entre génétique, biologie, sociologie, informatique et... textes ésotériques anciens).
Bruno colla ses mains sur le clavier, son casque relié à son cerveau muni de la puce nouvelle génération neuro-urano-transmettrice, le plutonium étant devenu la panacée des nouvelles technologies. Il lui fallait faire le point rapidement avant de pouvoir s'éclipser de cette soirée où il aurait dû être. Son excuse : ses enfants, la cadette, malade, exigeant des soins intensifs, sa présence nécessaire à partir de l'après-midi. Il avait les données, les justificatifs numérisés. Son ex-femme partie en vacances avec son compagnon, lui, devait prendre le relais.
La montagne.
Quelle folie ! La Maire et son équipe, suivie par la Présidente, avaient décidé qu'après la Plage, Paris aurait sa Montagne. On avait rasé tout un quartier, près de la Butte Montmartre, Barbès, Château Rouge, Stalingrad, jusqu'au bassin de la Villette. Pour ce faire, ce soir-là à 20h, tous les citoyens connectés devaient lancer une décharge simultanée (on leur faisait croire ça, mais en fait on n'avait aucunement besoin de leur "participation") via leur terminal, de radiation "concrétisée". On pouvait, depuis 2013, transformer le plutonium, par fusion froide, en pierre. L'extraordinaire étant qu'instantanément on peut rendre "concrètes" et démultipliées des milliards de fois, des molécules en fusion. Si vous voulez, un verre de matière en fusion pouvait en quelques minutes se transformer en 5 tonnes de roche.
C'est ainsi qu'à 20h ce jour-là, le vendredi 2 août 2019, lendemain de nouvelle lune et de beau trigone à Jupiter, on vit l'humanité se lancer dans cette expérience-là : la "concrétisation".
Il était chez lui, avec ses enfants, il regardait tout ça sur son écran 3D, lui n'avait pas appuyé sur le bouton, il savait que c'était bidon, car il avait participé au projet.
Il aurait dû partir le soir-même, s'éloigner, préserver ses enfants. Tous deux si sages, si obéissants, admiratifs de ce père si "victime", si fragile... Lui, 13 ans, Luc, elle, 10 ans, Emilie. Silencieux, face à cet écran qui leur contait la réussite du père.
Ils virent, comme des millions d'autres personnes, des milliards plus tard... la construction d'une tour de Babel de 985 mètres, au nord de Paris, près du Sacré coeur... Ca prit la nuit. Ca s'éleva sans bruit. Au petit matin, mais personne n'avait dormi, les apprentis sorciers avaient réussi à créer cette montagne grise, cette énorme chose qui fit de l'ombre à Montmartre, qui recouvrit presque tout le Nord-Est de la ville.
Une nuit dont nous n'oublierons jamais la date, car elle est le début de notre ère.
(à suivre)