Dire la photo
Publié le 20 Avril 2009
celle que j'ai essayé de numériser... mais tout s'y est opposé.
Elle est du 16 mai 1966. J'ai 6 ans. Le décor du photographe en fond, des colonnes en enfilade, un peu surréalistes, d'où nous surgissons. Mon grand-père assis sur une chaise pliante, fier dans son costume, en même temps si "cool", le regard tranquille et amusé, à la fête de la ville, la foire de l'année, nous à côté, ma soeur sur le zèbre à bascule, moi debout près d'elle, tenant les rênes de la main droite, et nos deux sacs à main blancs de la main gauche. Robes courtes plissées, chaussettes et souliers blancs.
Ce fut la photo envoyée à mes parents : eux repartis en France, et nous ayant laissées depuis janvier. On ne les reverrait qu'une révolution plus tard, en août 68.
Déjà à cette époque-là, nous faisions tout pas comme les autres... elle et moi. La montre (qui n'était pas "vraie", juste une décoration, une fantaisie pour la photo...) nous la portions toutes deux au bras droit. Or, je n'ai jamais changé depuis, et mes montres c'est toujours à ce poignet-là que je les ai mises.
Je plisse les yeux, comme éblouie par une trop forte lumière, pourtant ni mon grand-père ni ma soeur n'en semblent gênés. Qui regardions-nous avec tant d'attention ? les destinataires de la photo, l'appareil, ou le photographe ?
Et qu'avons-nous fait après ? nous a-t-il offert une friandise (en ce temps-là, c'était un grand luxe) ? Nous qui avions l'habitude de porter des souliers en bois - attention, rien à voir avec les gros sabots de paysans -, ou de marcher pieds nus, avons-nous bien honoré toute cette blancheur ?
Est-ce lui, dont j'ai hérité le regard à la fois fier et serein, qui vient ce soir m'empêcher de "numériser", et de mettre en ligne le passé ?
Miguel, image si positive et noble d'un homme d'honneur, lui qui était un "cantonnier", en ces temps-là portant uniforme comme un officier, et dont le numéro sur le chapeau à jamais pour nous restera gravé : "le 27", c'est ainsi que mon père l'avait surnommé.
Mon grand-père au regard d'Indien, dont le mystère se cache aujourd'hui encore sous les pierres des chemins, celle dont il me disait : attention à ne pas la renverser car un génie y vit caché. Lui, qui m'a enseigné le secret des abeilles, dont il m'offrait le miel à chaque nouvelle année; lui qui m'a appris à faire sécher les raisins pour Noël; lui qui mettait son chapeau de cantonnier sur la serrure de la porte, pour empêcher les mauvais esprits de rentrer; lui qui m'avait prêté sa montre de gousset parce que moi la "Française", et la révolutionnaire, je m'habillais désormais de chemises de grand-père... et la lui avais demandée.
Lui, il est toujours là, près de moi sur le chemin, à me prévenir quand une pierre est la demeure d'un esprit malin.