Le flic, le curé, le prof, le docteur, le patron et la chef d'orchestre.
Publié le 8 Janvier 2010
Mon père est arrivé en France en 1963. Il avait un contrat de travail, c'est même la raison pour laquelle il était venu. Pas de valise en carton... ni d'exil politique, non, lui, qui aurait pu continuer à travailler au Portugal, où il avait un bon poste, chef-menuisier dans les chantiers navals, a préféré l'aventure... c'était New York ou Paris, il a choisi de s'installer ici.
Il aime à raconter... sa vie, le passé. Parfois, quand nous ne nous disputons pas sur des sujets politiques (il est de droite, je suis de gauche), j'ouvre des yeux tout ronds et je l'écoute, car il a le don du conteur, du passeur... et sait me faire rêver.
Le patron.
Son premier job c'était à la Salpétrière... il ne parlait pas un mot de français, on lui a fait passer un test professionnel, et il s'en est admirablement sorti (selon ses dires), lui, maître-artisan, à qui on demandait des trucs d'apprenti... Il aime à expliquer comment il a résolu le problème du "coffrage", et comment il a étonné son patron en n'utilisant que le tiers des plaques de bois nécessaires habituellement pour réaliser un escalier... Cet homme lui a été fidèle (et réciproquement) jusqu'à la faillite de son entreprise, environ 25 ans. Ensuite, mon père est devenu son propre patron (il s'est associé à un ami) mais ça n'a pas duré... des rivalités (avec un troisième associé), or mon père a toujours détesté les conflits. Il a fini sa vie professionnelle comme employé de la ville de Montmorency. J'ai encore son plan de Paris... celui où il avait marqué l'itinéraire pour aller travailler à la prison de Fresnes... là où il se rendait en plein hiver, quand il n'avait pas encore droit aux "intempéries"...
Le flic.
Ils l'appelaient aussi "o bêbado", le poivrot... C'était l'ami de son associé, il était toujours bourré... d'où son surnom. Bien sympa comme relation car il faisait sauter tous les PV... Il suffisait de lui passer un coup de fil, il était "chef" (va savoir s'il n'était pas commissaire) et la prune s'envolait... Mon père en garde un souvenir attendri... comme des nombreuses images de son passé... il me rapporte : "Un jour on lui a demandé comment il ferait s'il était contrôlé au volant, vu qu'il était toujours bourré, il a répondu que ça ne pouvait pas lui arriver vu qu'il ne conduisait jamais, il avait un chauffeur...".
Le curé.
Quand il était enfant il allait au catéchisme, et il respectait beaucoup le curé. Ca m'a beaucoup étonnée car je croyais mon père très anticlérical... Ce n'est que depuis quelques années que je le vois aller à l'église et se recueillir; sa vie, dans sa jeunesse, avait tout de celle d'un Don Juan. Bien au contraire, m'a-t-il expliqué, déjà tout enfant c'est lui que le curé envoyait chercher son vin de messe à la taverne... Avec une consigne : si c'était la patronne, c'était ok, elle remplissait la bouteille, si c'était le patron il fallait repartir à toutes jambes...
Le prof.
Quand il a commencé à travailler aux chantiers navals, il avait la troisième classe... (il était allé à l'école pendant trois ans), c'est son père, menuisier, qui lui avait transmis le métier. Pour devenir chef d'équipe, il lui fallait la quatrième classe. Alors, il a suivi des cours du soir. Le prof était du genre "gentil" : "Vous n'avez pas pu faire vos devoirs, ni apprendre la leçon, car vous avez dû travailler... ne vous en faites pas, je vais vous l'expliquer." Mon père a réussi l'examen, "haut la main", en effet, la dictée sur une région du Portugal, il la connaissait par coeur... si bien qu'il avait écrit plus loin que ce que l'examinateur avait dit...
Le docteur.
Là où je suis née, le docteur s'appelait Hermès. C'est lui qui un jour avait dit à mes parents d'aller voir "autre chose" pour soigner ma soeur, dont la maladie, déjà bébé, était inexplicable... Ce notable était immensément respecté, on lui avait confié la direction des travaux d'une salle des fêtes. C'était il y a presque 50 ans... ma mère était enceinte de moi. Mon père à qui le Dr. Hermès avait demandé s'il y avait suffisamment de vis et de clous pour finir l'ouvrage, avait proposé d'aller à Figueira (à 20km) les chercher à vélo, assurant au médecin que la charpente serait terminée en temps et en heure pour la fête, ce qui fut fait.
Par la suite, alors que, par respect, tous éteignaient leur cigarette à l'arrivée du docteur (qui lui-même était fumeur) mon père continuait à fumer devant lui... En effet, un jour, après la charpente... Hermès lui avait dit, en lui tendant une cigarette "Português suave" :
- Tu fumes, non ?
- Oui, si on m'en propose.
Depuis ce moment-là, mon père avait gardé sa cigarette allumée en présence du docteur. Ce qui avait amusé ses collègues : "Avant on en craignait un, maintenant il y en a deux deux qui fument..."
Le parcours de mon père m'émeut, car il a la modestie de celui qui a toujours fait de son mieux en acceptant son sort, lui, fils d'une famille de propriétaires terriens aisés... a accepté son destin de petit artisan... immigré. Il a toujours été respecté dans son travail, et, dans sa vie, était vu comme quelqu'un qui était l'ami de tout le monde, celui qui voulait éviter les "histoires".
Elle, Joana Carneiro, je l'ai découverte ce Noël au Portugal, c'est une chef d'orchestre de renom... commençant une belle carrière à l'orchestre philarmonique de Berkeley. Elle est issue d'une famille de la haute bourgeoisie, il n'est donc pas si étonnant qu'elle ait cette position, mais, étant femme, étant portugaise... ça l'est tout de même un peu.