Le gardeur de troupeaux (Fernando Pessoa, Alberto Caeiro)

Publié le 26 Février 2008

Fernando Pessoa 

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Lettre à Adolfo Casais Monteiro du 13 janvier 1935  :

« Un jour où j'avais finalement renoncé — c'était le 8 mars 1914 — je m'approchai d'une haute commode et, prenant une feuille de papier, je me mis à écrire, debout, comme je le fais chaque fois que je peux. Et j'ai écrit trente et quelques poèmes d'affilée, dans une sorte d'extase dont je ne saurai saisir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie et je ne pourrai en connaître d'autres comme celui-là. Je débutai par un titre : O Guardador de Rebanhos (Le Gardeur de troupeaux). Et ce qui suivit fut l'apparition en moi de quelqu'un, à qui j'ai tout de suite donné le nom d'Alberto Caeiro. Excusez l'absurdité de la phrase : mon maître avait surgi en moi » (lettre reproduite dans Pessoa en personne, José Blanco éd., La différence, 1986, p. 302).




Le gardeur de troupeaux 
(ma traduction)


Je n'ai jamais gardé de troupeaux,
Mais c'est comme si je les gardais.
Mon âme est un berger,
Elle connaît le vent et le soleil
Entre les mains des saisons
Qu'elle suit et regarde.
(...)


Un midi à la fin du printemps
Je fis un rêve comme une photographie.
Je vis Jésus Christ descendre sur terre.

Il arriva par le versant d'une colline
Redevenu enfant,
Il courait et il se roulait dans l'herbe
Il arrachait  les fleurs et les jetait
Il riait pour qu'on l'entende au loin

Il avait fui le ciel.
Il était nôtre, tant ! qu'il ne pouvait faire semblant
D'être la deuxième personne de la Trinité.
Au ciel tout était faux, tout était en désaccord
Avec les fleurs, les arbres et les pierres.
Au ciel il lui fallait toujours être sérieux
Et de temps à autre redevenir homme
Et monter sur la croix, et être toujours en train de mourir
Avec une couronne tout entourée d'épines
Et les pieds percés de clous,
Avec même un chiffon autour de la ceinture
Comme les noirs sur les illustrations.
On ne le laissait même pas avoir un père et une mère
Comme les autres enfants.
Son père c'était deux personnes -
Un vieux appelé Joseph, qui était charpentier,
Et qui n'était pas son père;
Et son autre père était une colombe stupide
L'unique colombe laide au monde
Parce qu'elle n'appartenait ni au monde ni n'était colombe.
Et sa mère n'avait pas aimé avant de l'avoir.
Elle n'était pas femme : c'était une valise
Dans laquelle il était venu du ciel.
Et on voulait que lui, qui n'était né que de sa mère,
Et n'avait jamais eu de père à aimer et respecter, 
Prêchât la bonté et la justice !

Un jour que Dieu était en train de dormir
Et que le Saint Esprit était en train de voler,
Il s'approcha de la boîte à miracles et en vola trois.
Avec le premier il fit que personne ne sût qu'il avait fui.
Avec le deuxième il se créa éternellement humain et enfant.
Avec le troisième il créa un Christ éternellement sur la croix
Et le laissa cloué sur la croix qui est au ciel
Et sert de modèle aux autres.
Ensuite il s'est enfui vers le Soleil
Et il est descendu par le premier rayon qu'il attrapa.
Aujourd'hui il vit dans mon village avec moi.
C'est un bel enfant joyeux et spontané.
Il essuie son nez à son bras droit,
Il saute sur les flaques d'eau,
Cueille les fleurs, il les aime et il les oublie.
Il jette des pierres aux ânes,
Il vole les fruits dans les vergers
Il s'enfuit devant les chiens en criant.
Et parce qu'il sait qu'elles n'aiment pas ça,
Et que tout le monde trouve ça amusant,
Il court après les filles
Qui vont en bandes par les chemins
Avec des pots de terre sur la tête
Et il fait voler leurs jupes.

A moi il m'a tout appris.
Il m'a appris à regarder les choses.
Il me signale toutes les choses qu'il y a dans les fleurs.
Il me montre comme les pierres sont drôles
Quand on les tient dans la main
Et qu'on les regarde doucement.

Il me dit beaucoup de mal de Dieu.
Il me dit que c'est un vieux malade et stupide,
Toujours à cracher par terre
Et à dire des obscénités.
La Vierge Marie passe les après-midi d'éternité à  tricoter.
Et le Saint Esprit se gratte le nez
Il se perche sur les chaises et il les salit.
Tout au ciel est aussi stupide que l'église catholique.
Il me dit que Dieu ne comprend rien
Des choses qu'il a créées -
"Si tant est qu'il les ait créées, ce dont je doute." -
"Il dit, par exemple, que les créatures chantent sa gloire, 
Mais les créatures ne chantent pas.
Si elles chantaient, elles seraient chanteurs.
Les créatures existent, rien de plus, 
Et pour cela on les nomme créatures."
Après cela, fatigué de dire du mal de Dieu,
L'enfant Jésus s'endort dans mes bras
Et je le porte ainsi dans mes bras jusqu'à ma maison.

Il habite chez moi à mi-hauteur de la colline,
Il est l'éternel enfant, le dieu qui nous manquait.
Il est l'humain naturel,
Il est le divin qui rit et qui joue.
Et pour cela je sais avec certitude
Qu'il est le véritable enfant Jésus.

C'est un enfant si humain qu'il est divin
C'est cela mon quotidien de poète,
Et c'est parce qu'il est toujours avec moi
Que je suis toujours poète.
Et que mon moindre regard
Me remplit de sensations,
Et le plus petit son, quel qu'il soit,
Semble me parler.

L'Enfant Nouveau qui habite où je vis
Me donne une main à moi
Et l'autre à tout ce qui existe
Et ainsi nous allons tous trois par les chemins,
Sautillant, chantant et riant
En profitant de notre secret commun
Qui est de savoir de toutes parts
Qu'il n'y a pas de mystère au monde
Et que tout vaut la peine.

L'Enfant Eternel m'accompagne toujours.
Mon regard suit la direction pointée par son doigt,
(...)

Nous nous entendons si bien l'un avec l'autre
Et en compagnie de toute chose
Que nous ne pensons jamais l'un à l'autre,
Mais nous vivons ensemble et à deux
En un accord intime 
Comme la main droite et la main gauche.
(...)

Après il s'endort et je le couche.
Je le porte dans mes bras jusqu'à ma maison
Et je le couche, le déshabillant doucement
Et comme en suivant un rituel très pur
Et très maternel jusqu'à ce qu'il soit nu.

Il dort à l'intérieur de mon âme
Et parfois il se réveille la nuit
Et joue avec mes rêves.
Il les met sens dessus-dessous,
Les uns par dessus les autres
Et il applaudit seul dans son coin
Souriant dans mon sommeil.

Quand je mourrai, cher fils de mon coeur,
Que je sois moi l'enfant, le plus petit.
Prends-moi toi dans tes bras
Et emmène-moi dans ta maison.
Déshabille mon être fatigué et humain
Et couche-moi dans ton lit.
Raconte-moi des histoires, si je me réveillais,
Afin que je me rendorme.
Et donne-moi tes rêves pour que je joue
Jusqu'à ce que naisse le jour
Dont tu sais ce qu'il est.
(...)

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voir aussi le texte en portugais : Poema do Menino Jesus

mon précédent billet avec la vidéo de Bethânia

Rédigé par Luciamel

Publié dans #Portugal

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